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Y-a-t-il « presque rien » dans un Presque rien ? Tentative de définition de l’idée de « presque rien » à partir de l’écoute et de l’analyse de Presque rien n°1, Le lever du jour au bord de la mer (1968-1970) de Luc Ferrari
CONTEXTE, INFLUENCES ET NAISSANCE DE LA MUSIQUE ANECDOTIQUE
Du conservatoire au GRM, apprentissage et rupture avec les traditions
Luc Ferrari, le compositeur de Presque rien n°1 est né en 1929 à Paris. Entre 1946 et 1954 il se bâtit une solide culture et pratique musicale classique. Il apprend le piano au conservatoire de Versailles, étudie la composition à l’Ecole normale de Musique de Paris avec Alfred Cortot et Arthur Honegger, puis entre dans la classe d’Olivier Messiaen en 1953. Dès le début de son apprentissage, Ferrari est attiré par la musique de son époque, à tel point qu’il en reçoit des reproches de ses professeurs de piano au conservatoire de Versailles1JISSE David, Histoire du plaisir et de la désolation [article en ligne]. Brahms.ircam.fr, 2015 [consulté en
décembre 2019]. http://brahms.ircam.fr/luc-ferrari#parcours
Cette passion pour la musique de son époque l’amène à rencontrer des compositeurs contemporains et à travailler avec eux. Il entre en 1958 au Groupe de Musique Concrète. Il travaille pour Pierre Schaeffer au moment où celui-ci s’est fâché avec Pierre Henry. Il y fait des recherches sur les instruments nouveaux, sur les corps sonores, … Il participe ainsi à la création du Groupe de Recherche Musicale (GRM). Mais rapidement Luc Ferrari s’affranchi de la règle de Pierre Schaeffer, et principe fondateur de la musique concrète : à savoir que la source du son ne doit pas être reconnaissable. En effet, pour Pierre Schaeffer, la musique concrète est composée avec des sons enregistrés de sources concrètes (la percussion d’un bol métallique, le grincement d’une porte, etc.). Et, pour Schaeffer, il est absolument primordial que ces sons soient étudiés à la loupe et transformés (coupés, montés, allongés, raccourcis, etc.) afin que la source n’en soit plus reconnaissable et que la musique produite reste ainsi construite de sons abstraits, comme le sont les notes de musiques dans une composition écrite sur partition, cela tout en s’extrayant de la tradition de la partition2« Or, ce que l’oreille entend, ce n’est ni la source, ni le « son », mais véritablement des objets sonores, tout comme ce que l’œil voit, ce n’est pas directement la source, ou même sa « lumière », mais des objets lumineux. La « matérialisation » du son sous forme d’enregistrement — fragment de bande, sillon de disque — aurait dû singulièrement attirer l’attention sur l’objet sonore. En effet, dans ces expériences, le son, de toute évidence, n’était plus évanescent, et prenait ses distances par rapport à sa cause : il acquérait une stabilité ; on pouvait le manipuler, le multiplier, en varier les dimensions énergétiques, sans plus être lié par les contingences initiales. Un dualisme semblable à celui des objets éclairés et des sources lumineuses se faisait jour ; cette séparation entre un support inerte, mais possédant toutes les « informations », et une énergie nécessaire pour rendre perceptibles ces informations, avait de quoi porter les acousticiens à changer leur terminologie et à préciser plus nettement la distinction entre la source d’énergie, le son, et enfin, l’objet sonore. » SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, 720 p.. Cette conception de la composition à partir de 1 JISSE David, Histoire du plaisir et de la désolation [article en ligne]. Brahms.ircam.fr, 2015 [consulté en décembre 2019]. http://brahms.ircam.fr/luc-ferrari#parcours 2 « Or, ce que l’oreille entend, ce n’est ni la source, ni le « son », mais véritablement des objets sonores, tout comme ce que l’œil voit, ce n’est pas directement la source, ou même sa « lumière », mais des objets lumineux. La « matérialisation » du son sous forme d’enregistrement — fragment de bande, sillon de disque — aurait dû singulièrement attirer l’attention sur l’objet sonore. En effet, dans ces expériences, le son, de 2 sons enregistrés et fixés sur bande magnétique ne plaît plus à Luc Ferrari. En 1966 il quitte le GRM.
Brunhild Ferrari (épouse et collaboratrice de Luc Ferrari), dans un entretien, revient sur ces années au GRM :
Ce qui était insupportable pour Luc c’était la manière de travailler de Schaeffer. Ce côté scientifique… comment pourrait-on dire, pédagogique, scientifique… Et ça n’était pas du tout le goût de Luc. Alors il a pris son magnétophone ou le magnétophone et il est sorti du studio et il a commencé à travailler dehors, enregistrer dehors, il a commencé à faire ses pièces qu’il appelait encore « musique concrète ». Mais lorsque Schaeffer a dit en écoutant Hétérozygotes31964, source : http://brahms.ircam.fr/works/work/36395/ à la première : « Luc ce que sont vraiment des sons très anecdotiques » … Ils ont beaucoup discuté. Schaeffer était très furieux après Luc d’avoir fait une musique pareille. Qu’il n’appelait pas musique bien sûr. Alors que Luc était persuadé que ce serait un travail qui lui plairait… Mais non… Alors petit à petit Luc a appelé sa musique « anecdotique ». Avec les sons qu’on pouvait reconnaître. Dont les origines n’étaient pas cachées, comme Schaeffer le souhaitait. Parce que lui Schaeffer c’était entrer à l’intérieur du son pour l’analyser et le déshabiller totalement. Luc voulait garder le son avec sa signification4BONNET François, Luc Ferrari in L’Expérimentale, France musique, mis en ligne le 25 mars 2019. 60 min. [consulté en décembre 2019]. https://www.francemusique.fr/emissions/l-experimentale/documentaireluc-ferrari-70370.
En effet, Pour Luc Ferrari, ne pas reconnaître la source d’un son enregistré n’a pas de sens. Pour lui, utiliser cette technique ne fait que reproduire les travers de la musique classique occidentale. La musique concrète de Schaeffer n’est pour Ferrari que la reproduction avec des sons de la musique écrite sur partition. Il s’agit pour lui d’une manière élitiste de faire de la musique et qu’il veut éviter. Luc Ferrari (nous en verrons les raisons en détails plus loin) veut retrouver le lien entre le son et sa source.
Luc Ferrari se rappelle :
Pour moi ça me semblait évident que le micro c’était une chose qui servait à reproduire les choses qu’on pouvait reconnaître. Et il me semblait aussi que le concert de haut-parleurs était une chose complètement absurde. Et que la seule manière de faire une différence avec un autre concert c’était que justement on pouvait à travers l’aventure extraordinaire de l’enregistrement raconter des choses. Donc faire des compositions qui s’approchaient plus de la poésie que de la composition formelle avec des sons purs. Et effectivement, recourir à l’anecdote était une faute grave par rapport à des musiciens qui voulaient effacer la causalité. Ça été aussi l’occasion pour moi de sortir du GRM. Parce que ça a été très très conflictuel. Et après quand j’ai ramené Presque rien n°1 qui était uniquement une espèce de diapositive d’un paysage le matin, un paysage de l’aube, mais camarades étaient complètement consternés5Ibid..
Ici, Luc Ferrari nous parle d’une « diapositive d’un paysage le matin » pour parler de sa composition Presque rien n°1. Nous nous posons alors la question de son lien avec un genre de l’enregistrement de terrain recomposé nommé « paysage sonore » ou « soundscape ». Le paysage sonore est un concept inventé et développé par Murray Schafer. A l’époque de l’invention de la musique anecdotique par Luc Ferrari, le genre musical du paysage sonore n’avait pas encore été pleinement diffusé. Même si Murray Schafer commence l’étude des paysages sonores dans les année 60 avec la création de sa classe « soundscape studies » à l’université Simon Fraser6http://brahms.ircam.fr/raymond-murray-schafer, il ne publiera son ouvrage The Soundscape, The tuning of the world qu’en 1977 et ne sera traduit en français qu’en 19797SCHAFER Murray R., Le paysage sonore, Toute l’histoire de notre environnement sonore à travers les âges, traduction Sylvette Greize, Paris, J.C. Lattès, 1979. Original : The Tuning of the World. A pioneering Exploration into the Past History and Present State of the Most Neglected Aspect of our Environment: The Soundscape, Random House Inc., 1977. Réédité en 1993 sous le titre The Soundscape. Our Sonic Environment and the Tuning of the World. .
Enregistrer la musique du monde, le rapport aux paysages sonores (soundscape) de Murray Shafer
Ce qui est devenu un genre musical appelé « paysage sonore » est une recomposition d’un environnement sonore à partir d’enregistrements de terrain. Pour Murray Schafer il s’agit d’une manière de documenter ce qu’il considère être la Nature dans une optique d’engagement pour les causes environnementale8Ibid. .
Comme nous l’avons vu, au moment où Luc Ferrari sort du studio en 1966 pour enregistrer le monde, le concept de paysage sonore en tant que genre musical n’est probablement pas diffusé au point que l’on puisse rattacher la pratique de Ferrari à celle de Schafer. Luc Ferrari est d’ailleurs revenu plus tard sur cette notion est affirme :
Je reviens un petit peu à l’histoire de paysage sonore. Ce qui me gêne là-dedans c’est qu’automatiquement quand on dit « paysages sonore » on voit la campagne, on voit un paysage, on ne pense jamais à la ville. La ville n’est pas automatiquement conçue comme un paysage… On ne pense jamais à la conversation avec quelqu’un, que j’enregistre souvent, comme faisant partit d’un truc qui s’appellerait paysage sonore. Donc c’est pour ça que moi j’ai inventé plutôt après ça l’idée d’une musique anecdotique9BONNET François, Luc Ferrari in L’Expérimentale, Ibid .
Ainsi, de la même manière que le concept de paysage sonore renvoie à l’idée de Nature pour Schafer10Idée pourtant obsolète depuis la démonstration que l’idée de Nature est une construction par Philippe Descola avec son livre Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, mais que Murray Schafer continue de défendre aujourd’hui. 11 À 11:12 min. in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) [vidéo en ligne]. Ubu.com [consulté en décembre 2019]. 1 vidéo, 50 min. http://www.ubu.com/film/ferrari_presque.html, c’est également ce qu’y voit Luc Ferrari et ce qu’il rejette par la même occasion. En effet, le compositeur ne fait pas de hiérarchies entre les sons du monde, pour lui tout fait « paysage sonore » c’est pourquoi, et pour s’éloigner d’une idée de Nature trop simpliste et hiérarchisant, il choisit de transformer la critique que lui faisait Pierre Schafer en genre. La « musique anecdotique » est le terme que Ferrari prend pour nommer ses compositions faites à partir d’enregistrements de terrain. Les influences reconnues par Luc Ferrai dans sa pratique de compositeur sont à chercher ailleurs.
Les influences reconnues par Luc Ferrari
Luc Ferrari, dans les différents entretiens que nous avons pu écouter, parle en particulier de trois influences qui ont pu informer sa manière de composer la musique de partition et la musique d’enregistrement de terrain. La première de ces influences est la musique d’Arthur Honegger, compositeur qui deviendra plus tard son professeur. Luc Ferrari se souvient :
J’étais gosse pendant la guerre 39-45, mes parents écoutaient Radio Londres, ce sont des souvenirs sonores fantastiques, ces voix brouillées par des appareillages électroniques, à travers [lesquels] on écoutait des messages totalement surréalistes ! Et un jour j’ai entendu une musique de bruit incroyable : c’était Pacific 231 d’Arthur Honegger, et ça m’a profondément marqué11À 11:12 min. in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) [vidéo en ligne]. Ubu.com [consulté en décembre 2019]. 1 vidéo, 50 min. http://www.ubu.com/film/ferrari_presque.html.
Pacific 231 (mouvement symphonique) de son titre complet, est une pièce crée en mai 1923 à Paris. Il s’agit d’une pièce orchestrale pour 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones,1 tuba, percussions, cordes. Cette pièce s’inspire de la célèbre locomotive américaine du même nom en France (appelée « 4-6- 2 » aux Etats-Unis pour des raisons de codifications des essieux différentes). Arthur Honegger dira à propos de cette pièce :
J’ai toujours aimé passionnément les locomotives. Pour moi, ce sont des êtres vivants… Ce que j’ai cherché dans Pacific, ce n’est pas l’imitation des bruits de la locomotive, mais la traduction d’une impression visuelle et d’une jouissance physique par une construction musicale. Elle part de la contemplation objective : la tranquille respiration de la machine au repos, l’effort du démarrage, puis l’accroissement progressif de la vitesse, pour aboutir à l’état lyrique, au pathétique du train de 300 tonnes, lancé en pleine nuit à 120 à l’heure. Comme sujet, j’ai choisi la locomotive type “Pacific“, symbole 231, pour trains lourds de grande vitesse12Livret du concert Honegger : Pacific 231 interprété par l’Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck, diffusé le 4 octobre 2019 [en ligne]. Francemusique.fr [consulté en janvier 2019] https://www.francemusique.fr/concert/interpretation/pacific-231-h-53.
On peut comprendre ici la similarité des sensibilités d’Honegger et de Ferrari, et pourquoi cette pièce a pu impressionner et intéresser Luc Ferrari. Nous le verrons plus loin en détails, mais en effet, dans cette pièce – tout comme le fera Ferrari dans ses Presque rien – le compositeur est intéressé par l’aspect visuel d’un élément de la vie de tous les jours et essaye de transcrire un objet du réel, de l’espace en trois dimensions en une œuvre sonore qui se comprend dans la dimension temporelle.
Une seconde influence que Ferrari cite est John Cage. Il a pu dire par exemple : « La rencontre la plus riche d’enseignement philosophique et esthétique ça a été John Cage13À 12:23 min. in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) Ibid. » Nous comprenons cette influence non pas seulement dans le sens d’une certaine recherche de « minimalisme » dans la construction d’un Presque rien. Le titre « Presque rien » renvoyant en effet au minimum de retouche que Ferrari donne à ses enregistrements de terrain lors du montage de ses pièces. Mais « Presque rien » renvoie également, selon Ferrari, au fait même d’écouter le monde. Manière que Cage développe justement dans son travail : une écoute du monde sans hiérarchie entre ce que l’on appelle bruit et ce que l’on appelle musique14« Un son isolé n’est en lui-même ni musical, ni non musical. C’est simplement un son. Et, peu importe sa nature, il peut devenir musical en trouvant sa place dans un morceau de musique. Avec cette façon de voir, la définition de la musique que m’avait inculquée ma tante Phoebe était nécessairement remise en cause. D’après elle, la musique se composait de mélodie, d’harmonie et de rythme. Pour moi, elle était désormais l’organisation du son, plus précisément l’organisation par n’importe quel moyen de n’importe quel son. Cettedéfinition présente l’avantage d’être large, au point d’inclure toute musique qui n’a pas recours à l’harmonie, soit, sans doute, la majeure partie de la musique composée sur cette planète. » in CAGE John, Confessions d’un compositeur Traduit de l’anglais par Élise Patton. Édition bilingue, Paris, Editions Allia, 2013, 96p.. Et Cage écoute également la qualité sonore de ce que l’on appelle silence – mais qui n’en est pas réellement un et l’érigera également au statut de musique.
Ainsi, à propos de ses enregistrements dans l’Ouest américain Ferrari dit :
[…] J’enregistrait ce qui se passait, ce qui se passait ou ce qui ne se passait pas d’ailleurs. Parce que quelques fois il y a du silence, quelque fois il y a beaucoup de bruit, quelque fois on attend et quelque fois il n’y a rien… Donc presque rien15BONNET François, Luc Ferrari in L’Expérimentale, Ibid !
Nous le verrons à nouveau plus loin, mais Ferrari s’intéresse à tous les sons, et particulièrement à ceux du quotidien, à ceux du « presque rien ». Et cette manière d’écouter le monde peut se rapprocher de celle de John Cage. Un autre élément que nous n’étudieront pas ici mais que Ferrari a développé dans d’autres pièces est la notion du hasard et d’indétermination16LOIZILLON Guillaume, Interroger le regard et l’écoute : Marcel Duchamp et John Cage. Cours Discipline frontières [en ligne] Moodle.com [consulté en décembre 2019] chère à Cage17À 30:05 dans in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) Ibid. Ferrari parle d’une de ses pièces dont le titre Jeu du hasard et de la détermination nous rappelle la philosophie du hasard de Cage. Ferrari dit : « Le cendrier, si on le détourne de sa fonction initiale peut devenir un réceptacle pour des fragments de papiers sur lesquels j’ai inscrit des notes, des accords, des silences, des rythmes. Pour ma pièce Jeu du hasard et de la détermination j’ai dit : « le cendrier sera mon logiciel et je tirerai les papiers au hasard pour construire la bande et la partition instrumentale. Puis avec une détermination d’enfer j’ai décidé que la pièce ferait 21 minutes, qu’il y aurait des sons qui iraient de 2 secondes à 45 secondes et tout bien pesé après simulations multiples qu’il me faudrait 371 éléments. Alors je me suis laissé guidé par le cendrier sans tricher, enfin du moins pas trop. ».
Enfin, un dernier compositeur que Ferrari cite comme influence primordiale et comme maître est Edgar Varèse. En 1954, Luc Ferrari découvre l’œuvre Désert et est tellement impressionné, qu’après avoir correspondu avec le compositeur, il va prendre un bateau pour aller le rencontrer à New-York. Ferrari et Varèse passeront une semaine ensemble à New-York pour discuter musique et création. Ferrari se rappelle :
Je me considère comme un musicien qui a été très influencé par Edgar Varèse et donc je peux dire que Varèse a été mon maître, non seulement matériellement puisque j’ai pu travailler, j’ai eu la chance de travailler avec lui quelques temps à New-York, il y a une dizaine d’années et aussi à Paris quand il est venu, rarement malheureusement. Je considère que les choses qu’il m’a dites ont été très importantes pour moi et pour mon évolution musicale. C’était d’ailleurs des choses extrêmement simples et toujours actives. En fait j’ai encore une partition de moi, une de mes premières œuvres qui est corrigée de la main de Varèse. Je pense que le travail de Varèse, ses œuvres d’entre les deux guerres ont apporté une révolution ou une évolution musicale très importante qui a en quelque sorte permis la création ou du moins a servi l’idée de la création d’une musique concrète qui ne serait peut-être pas venue au jour si vite s’il n’avait pas réalisé des œuvres telles que celles que vous connaissez : Ionisation, Intégrale, etc. Ce n’est pas tellement l’emploi extraordinaire de beaucoup de percussions mais c’est sa façon de traiter les instruments en général, son choix des sons et la manière qu’il a de les choisir en fonction de l’instrument, eux-mêmes, et de chercher toujours le maximum d’un instrument18À 53:40 min. in OMELIANENKO Irène, 36 fois Luc Ferrari, France culture, mis en ligne le 09 août 2015. 59 min. [consulté en décembre 2019]. https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/36-foisluc-ferrari.
Ainsi, dans les influences reconnues par Ferrari, nous retrouvons des compositeurs qui ont un goût particulier pour ce que l’on appelle « bruit » et particulièrement pour les bruits du quotidien. Un des éléments important étant également le fait qu’Honegger, Cage et Varèse se retrouvent sur un point : celui de la non hiérarchisation entre bruit et musique et par la valorisation-même de ces sons habituellement rejetés par les musiciens et compositeurs. Cet intérêt pour les sons du monde et leur intégration dans des compositions est également ce qui pousse Ferrari à utiliser les sons du monde dans ses compositions. Mais au-delà d’une démarche bruitiste, ou concrète, celui-ci va redonner le lien entre le bruit et sa source et l’intégrer dans la reconstruction d’un environnement réel, voire réaliste. C’est ce que nous allons étudier par l’écoute et l’analyse de Presque rien n°1.
ECOUTER ET ANALYSER PRESQUE RIEN N°1 OU LE LEVER DU JOUR AU BORDE DE LA MER (1967-1970)
La naissance de Presque rien n°1, genèses et intentions de l’auteur
Après s’être défait du dogmatisme de Pierre Schaeffer en quittant le GRM, Luc Ferrari continue son travail sur la musique anecdotique. En 1963-64 il avait composé une pièce intitulée Hétérozygotes. Cette pièce, qui lui valut de vies critiques de Schaeffer, mélange musique purement concrète avec des sons transformés dont on ne reconnait pas la source et des prises de sons du réel. Dans cette pièce l’anecdotique ne constitue qu’une partie de la musique. En 1968 cependant, avec Presque rien n°1, Luc Ferrari produit une bande sonore uniquement composée de sons du quotidien. Le matériau pour Presque rien n°1 a été enregistré pendant l’été 1968 à Vela Luka, sur l’île de Korčula dans l’actuelle Croatie (à l’époque il s’agissait encore de la Yougoslavie).
Luc Ferrari se rappelle :
Pour ma pièce Presque rien ou Le lever du jour au borde de la mer, j’étais en 1967 dans un village de Dalmatie toujours avec mon magnétophone et mon micro et notre chambre donnait sur un petit port de pêche encastré dans des collines, ce qui lui donnait une qualité acoustique extraordinaire. Juste avant l’aube le silence commençait à se meubler des sons de la vie qui reprenait ses cycles. Le même pêcheur, la même bicyclette, le même âne. Alors j’ai laissé le micro sur le bord de la fenêtre et toutes les nuits, de 4h à 6h j’ai enregistré. Plus tard dans mon studio j’ai composé en intervenant sur cette réalité de la façon la plus cachée possible et j’ai dit : « c’est du paysage sonore19À 28:20 min. in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) op. cit. !
Nous avons vu plus haut que Luc Ferrari ne souhaite pas que la musique anecdotique soit nommée « paysage sonore ». Nous comprenons qu’il utilise ici ce terme dans le sens de paysage de carte postale, de reproduction sonore d’un paysage de vacances. Il affirme d’ailleurs à propos de Presque rien n°1 que l’on pourrait très bien « jouer ces enregistrements dans son appartement ou dans sa maison tout comme on accrocherait des photos ou des dessins sur le mur20« He continues by stating that one can play these recordings in one’s apartment or house, “just as one might hang photos or pictures on the wall. » Ferrari, in Pauli, Für wen komponieren Sie eigentlich?, 58, cité par DROTT Eric, The politics of Presque rien, in Sound Commitments, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 153.. ». Pour le compositeur en effet, la démarche de composition d’un Presque rien ne relève pas strictement de la musique, il s’agirait plus de « reproduction » que de « production ». Il dit :
Ces choses, que j’appelle Les Presque rien parce qu’elles manquent de développement et sont complètement statiques, parce que vraiment presque rien de musical ne se passe, sont plus des reproductions que de productions : des photographies électroacoustiques de la nature – un paysage de plage dans la brume du matin, un jour d’hiver à la cime d’une montagne21« these things, which I call “The Presque Riens” because they are lacking development and completely static, because really almost nothing happens musically, are more reproductions than productions: electroacoustic nature photographs—a beach landscape in the morning mists, a winter day in the mountaintops. » Ferrari, Idem.…
Nous comprenons donc la démarche de Luc Ferrari comme une tentative de transcription d’un paysage tridimensionnel dans le plan sonore. Pour Ferrari il s’agit donc par le montage sonore de transporter l’auditeur dans un espace visuel. En écoutantPresque rien ou Le lever du jour au bord de la mer, grâce aux sons reproduits, nous devons nous imaginer visuellement un paysage. Ecoutons22FERRARI Luc, Presque Rien n°1 [Official Music Video] Youtube, mis en ligne le 7 juin 2018. [consulté en décembre 2019]. 1 vidéo, 20:46 min. https://youtu.be/8C6XlF_2VrQ.
A la première écoute, une impression de naturel se dégage en effet. Nous sommes réellement transportés dans un paysage de vacances. Tous les sons de la vie sont autant d’anecdotes qui renvoient à des images. Même si nous ne sommes jamais allés à Vela Luka, nous puisons facilement dans notre expérience et nos souvenirs pour nous imaginer le bord de mer, les bateaux, les paysages qui accueillent les cigales. En ce qui concerne la forme de l’œuvre en elle-même, nous ne décelons pas de plan précis. Il y a une dynamique générale qui va du pianissimo au forte avec des retours au quasi silence, puis une fin en crescendo allant jusqu’au fortissimo. Malgré tout, et bien qu’aucune forme musicale classique ne se fait comprendre, trois « ambiances » se dégagent. A l’écoute, une première partie se situerai de 0’00’’ à environ 7’, une seconde entre 7’ et 15’ environ et enfin une dernière partie (cf. Fig. 1).
Fig.1 – Spectrogramme et forme d’onde de Presque rien n°1 – la division en presque trois parties de 7 min. sur les presque 21 min. de l’œuvre est très visible
La première parie Ⓐ commence calmement, nous entendons le clapotis de l’eau, le chant du coq – qui semble si éloigné qu’on a presque du mal à le reconnaître – le braiement de l’âne… Puis le village semble se réveiller, on entend des conversations, les pas d’un âne, le moteur des bateaux qui démarrent. Les conversations deviennent plus fortes, les sons semblent se rapprocher. Cette première partie se finit avec le démarrage et départ d’un bateau que l’on suit des oreilles jusqu’à la disparition du bruit du moteur. Cette première partie laisse une grande place à des quasi silences, des moments plus piano.
La seconde partie Ⓑ est plus active. Notre oreille semble déceler le début des activités d’un village, le matin. Les voix se font plus fortes, on entend des enfants, des conversations entre adultes. Cette partie commence avec le démarrage très fort d’un camion, il nous semble très près puis s’éloigne à nouveau. Puis le motif des cigales se fait entendre. Celui-ci ne nous quittera plus jusqu’à la fin de la pièce. Tantôt fort, tantôt presque inaudible, le chant des cigales fait la liaison entre cette seconde partie et la troisième, tout comme le clapotis de l’eau faisait la jonction entre la première partie et le reste de la pièce.
Au début de la troisième partie Ⓒ, un autre moteur se rapproche et va crescendo en mouvement parallèle avec les cigales. Puis commence un chant. Une femme semble chanter seule au bord de l’eau, ou les pieds dans l’eau. Ce chant est le seul moment que l’on pourrait qualifier de purement musical dans la pièce de Ferrari. C’est le seul motif sonore qui renvoie directement à la notion de musique. Nous entendons les cigales, le clapotis de l’eau et ce chant. L’écho de cette voix nous fait nous imaginer l’espace d’une crique peut-être. Il y a une question posée par un homme, un rire, et le chant reprend, puis s’éloigne alors que les cigales prennent le dessus et continuent leurs chants à elles. À la fin de cette séquence nous n’entendons plus que les cigales, elles sont de plus en plus présentes. Le rythme de leur cymbalisation devient omniprésent au point d’en devenir presque abstrait. C’est le seul moment où nous perdons presque le lien avec le réel, ou la perception d’un rythme percussif et répétitif efface presque l’image que nous nous faisons de la source sonore. Puis la pièce s’arrête net.
A la première écoute, les mots de Ferrari font complètement écho à l’impression ressentie : nous avons bien une impression visuelle d’un paysage au bord de la mer. La spatialisation gauche droite du son, la réverbération, les jeux des dynamiques donnent des repères à l’oreille. Ces repères nous permettent de suivre une narration, de suivre les protagonistes et de se retrouver immergé dans une ambiance. L’impression est celle d’une certaine simplicité, voire d’un minimalisme. Pourtant les motifs sonores sont foisonnants et jamais les mêmes. L’impression est celle d’une continuité, d’un cycle qui revient, d’une permanence. Pourtant nous n’avons pas l’impression de motifs répétés et mis en boucle. Nous entendons la complexité d’un motif semblable qui revient de manière cyclique mais jamais identique, élément caractéristique du quotidien. Mais comment se construit cette impression de naturel, y-a-t-il vraiment « presque rien » dans la construction et reproduction d’une carte postale sonore pour l’auditeur ?
Étude du manuscrit
Nous avons vu que l’intention première de Luc Ferrari est de produire une impression de naturel, comme si nous étions là, sur le lieu-même de l’enregistrement. Il dit en effet :
Un presque rien est un lieu homogène et naturel, non urbain, qui a des qualités acoustiques particulières (transparence et profondeur), où on entend loin et près sans excès, à l’échelle de l’oreille comme on dit à l’échelle humaine, sans technologie, où rien n’est dominant afin que les différents habitants sonores aient chacun leur parole et que la superposition de ce petit monde de vie ne fasse jamais qu’un presque rien23CAUX Jacqueline, Presque rien avec Luc Ferrari, Nice, Editions Main d’œuvre, 2002, 224p. p. 179.
Ce que nous apprend la reproduction et la retranscription du manuscrit24FERRARI Luc, Presque rien n°1 Le lever du jour au bord de la mer, 1967-70, Maison Ona éditions, 2018, 37 pages. est que la simplicité d’écoute n’est pas forcément en rapport avec la manière dont est construite l’œuvre. Pour réaliser son Presque rien n°1 Ferrari a posé son microphone au bord de sa fenêtre, entre 4 et 6h du matin, au moment où le village se réveille. Le compositeur enregistre ainsi 8 bobines de matière sonore (cf. Annexes). Nous ne savons pas combien d’heures ont été enregistrées exactement. Si on imagine que chaque bande permettait l’enregistrement de 90 minutes au moins25Source : Super8france.com, Durée des enregistrements audio, nous pouvons penser que Ferrari avait environ 12 heures de matériau sonore. De ces 8 bobines, Ferrari a extrait des motifs, a fait des coupes, et a réorganisé le matériau en 4 bandes. Ces 4 bandes lui ont permis, par leur montage et parfois superposition, de produire les 20 min. 45 de Presque rien n°126FERRARI Luc, Presque rien n°1 Le lever du jour au bord de la mer, 1967-70, op. cit.. Ainsi, pour produire l’impression d’un « presque rien » Luc Ferrari a besoin d’abord de beaucoup de matière première. Ces enregistrements bruts et continus, sur plusieurs heures, au même moment de la journée, et sur plusieurs jours lui permettent de comprendre ce momentparticulier où le village s’éveille. A partir de là, le compositeur va écouter et analyser les rythmes particuliers de ce moment sonore, les récurrences ou non, les particularités, … Tous ces sons vont lui permettre d’identifier le caractère sonore de ce moment et de le reconstruire en reprenant les éléments à la fois marquants et « typiques » de ce lieu, à l’aube. Rappelons-nous ces mots du compositeur qui écoutait et enregistrait : « le silence commençait à se meubler des sons de la vie qui reprenait ses cycles. Le même pêcheur, la même bicyclette, le même âne ». Ferrari s’intéresse aux cycles de cette vie et en rend compte dans ce Presque rien n°1. Comment rendre audible les cycles d’un paysage sonore sans produire des boucles répétitives et retomber dans la musique par la production d’un rythme artificiel, et comment donner cette impression de presque rien, c’est ce que nous allons voir à partir de l’analyse plus détaillée de la première séquence (de 0’ à 7’ environ).
Écoute attentive et analyse de la première séquence de Presque rien n°1
La première séquence de Presque rien n°1 illustre le réveil du village. Cette première séquence a été montée à partir de deux bandes A et B qui n’utilisent que le montage des sons de la bande 1. Cette première bande est constituée de morceaux choisis de 7 des 8 bobines enregistrées (cf. Fig. 2). Ce que le schéma nous apprend c’est qu’au moins trois aubes différentes ont été utilisées pour fabriquer cette séquence. Nous remarquons aussi, malgré l’impression du retour d’un ou deux sons similaires, que Ferrari n’utilise jamais deux fois le même extrait. C’est pourquoi nous avons cette impression de progression sans répétition. Les impressions sonores sont semblables, les sons des moteurs, des pas, de l’âne proviennent des mêmes sources (le même bateau, le même âne, etc.), mais chaque jour apporte un rythme, une qualité de son légèrement différente. Ces minuscules différences sont perçues à l’oreille et contribuent au développement du sujet. On ne s’ennuie jamais à l’écoute, les mêmes sons semblent toujours assez différents pour continuer à susciter l’intérêt de l’écoute.
Fig. 2 Schéma de montage de la Séquence 1, à partir de la transcription du manuscrit in FERRARI Luc, Presque rien n°1 Le lever du jour au bord de la mer, op.cit.
Nous remarquons également que Ferrari ne reprend pas l’ordre chronologique des événements d’une même journée. Il n’a pas repris le défilement des jours dans l’ordre (aube 1ère nuit, aube 2ème nuit, aube 3ème nuit) et les motifs sonores d’une même journée ont eux aussi été réarrangés pour servir la dramaturgie voulue par Ferrari. Ces éléments nous révèlent que Presque rien n°1 est bien une reconstitution de l’idée d’un « lever du jour au bord de la mer ». Le compositeur, plus qu’un photographe, comme il aime à dire, nous fait plus penser à un peintre ici. Il ne fait pas que cadrer son paysage, il le reconstruit à partir des éléments pris du réel et réarrangés pour servir ses intentions esthétiques. Ces montages sont faits d’une manière très subtile, c’est pourquoi nous ne pouvons pas parler de collage (en référence à une autre pratique visuelle). Si on écoute de près chacun des motifs sonores de cette première séquence (cf. Fig. 3), nous remarquons que Ferrari joue avec l’ambiguïté de la perception des sons. Non seulement il ne réutilise jamais deux même sons pris au même moment, mais de plus, par le montage, il provoque des analogies et des illusions auditives. Ainsi, par le jeu des montages, des dynamiques et parfois de la légère transformation (spatialisation, écho, accélération27Nous nous demandons si les notes « ral. » et « accel. » du manuscrit indiquent l’état de la prise de son ou une modification faite en studio.), notre oreille entend des analogies et se perd à retrouver les motifs. L’écoute nous entraîne dans un univers sonore changeant. Comme si posté à la fenêtre, nous croyions entendre un son, puis un autre mais ne sommes jamais sûrs de rien. Ces indécisions doublées par le jeu des éloignements et des rapprochements nous semblent évoquer justement l’éveil, le flou du lever du jour et l’indistinction caractéristique de l’aube, une sorte de clair-obscur sonore.
Fig. 3 étude des motifs sonores de la séquence 1 de Presque rien n°1 – de 0’’ à 06’53’’
① Le caquètement des poules se fond dans le chant du coq.
② Le clapotis de l’eau semble se fondre dans le rythme et l’enveloppe du son des sabots de l’âne.
③Le claquement des sabots semble avoir la même résonnance et rythme que l’entrechoquement des planches de bois.
④ Le son de l’aboiement du chien semble transformé et se confond avec le caquètement des poules.
⑤ Le claquement des sabots semble avoir le même rythme que les à-coups du moteur du bateau.
⑥A nouveau, comme à ③, une nouvelle analogie se produit entre l’entrechoquement des planches et le son des sabots.
Ce schéma de restitution des motifs sonores de la première séquence nous montre également l’absence de forme précise et de structure rythmique. Le temps et les événement sonores s’égrènent de manière organique dans un champ arythmique. Il est possible que Ferrari ait choisi cette manière de reconstituer ce milieu sonore afin de caractériser la vie quotidienne, de donner l’illusion du naturel. En faisant ce choix, il s’éloigne vraisemblablement de la musique.
Ainsi, lorsqu’on écoute en détails ces presque 7 premières minutes de Presque rien n°1 on remarque que rien n’est simple ou évident. Mais, même si le travail de reconstruction du paysage est grand, les transitions et les montages sont faits de manière minuscule et fine. Ferrari provoque des relations organiques entre les sons et joue des dynamiques et hauteurs afin que, rappelons-nous : « les différents habitants sonores aient chacun leur parole et que la superposition de ce petit monde de vie ne fasse jamais qu’un presque rien ». Ainsi, bien que Ferrari utilise dans son schéma de montage des indications propres à la composition musicale – il note Perc. (Percussion) à côté des sons de moteur et pas, et utilise les signes < (crescendo) et > (decrescendo) – sa manière de penser cette pièce et de la monter s’éloigne complètement de la pensée classique, ou de son époque. En effet, que ce soit par l’utilisation de sons anecdotique ou leur réorganisation sans forme structurante apparente, Presque rien n°1 ne peut pas vraiment se définir comme un morceau de musique. Quels sont donc les intentions de Ferrari quand il compose ce premier morceau de musique anecdotique, qu’est-ce qui se joue dans un « presque rien », et, si ce n’est pas de la musique, qu’est-ce qu’un « presque rien » ?
QU’EST-CE QU’UN PRESQUE RIEN
Nous allons ici remettre en perspective les intentions de Luc Ferrari et les analyses faites à son époque et plus tard, afin de comprendre les enjeux et ouvertures qu’on permit la création de ce premier « presque rien ».
Construire une image réaliste et honnête
Ainsi, l’écoute de Presque rien n°1 donne une impression de naturel, de réalisme. L’oreille entend un paysage et semble guider l’esprit vers une imagination visuelle qui suggère la forme de ce même paysage. Luc Ferrari dit lui-même :
Le paysage a une forme, c’est l’intérêt de la chose, c’est qu’il impose sa forme et que si on essaye de le restituer, on ne peut pas transgresser, c’est-à-dire on est obligé de suivre un langage logique par rapport à l’image qu’on veut donner de ce paysage. Sinon alors ça devient de la composition musicale. Et dans Presque rien n°1 c’était justement essayer de restituer dans un temps qui était abordable pour l’écoute, un paysage qui lui n’est pas abordable à l’écoute, puisqu’un paysage c’est momentané ou c’est très long ; on peut rester des heures à l’écouter. Alors il n’y a pas donc là de forme musicale en tant qu’un auteur fabrique une forme musicale, mais un essai le plus franc, le plus loyal comme on dit : franc et loyal ! en politique… (les rapports entre monsieur untel et untel étaient francs loyaux…) Donc c’était un rapport franc et loyal avec un paysage28À 43:37 in OMELIANENKO Irène, 36 fois Luc Ferrari, op. cit..
Ferrari, dans la construction sonore de Presque rien n°1, exprime non seulement une volonté de réalisme mais aussi et afin de réaliser ce réalisme, une volonté d’honnêteté par rapport à ce paysage. Ferrari ne veut pas seulement que l’on croit à son montage il a aussi besoin lui-même d’être honnête avec le paysage qu’il reconstitue.
Cette reconstitution doit aussi être audible et partageable, transportable. Ainsi, Ferrari précise qu’il s’agit non seulement de transformer un espace visuel en image sonore (que l’auditeur retransformera en images visuelles à l’écoute), mais en plus, de transposer un espace infini ou ponctuel en une durée « abordable ». Il y a ici une sorte de synesthésie des dimensions son/espace/temps. Ferrari souhaite provoquer, par le son, une image visuelle mais cela dans une temporalité écoutable, c’est-à-dire réduire en une fraction audible un paysage qui est soit ponctuel soit éternel. Ferrari revient d’ailleurs sur la notion de temps :
Pour moi la création c’est du temps, même chez un architecte ou un peintre, c’est une façon de dévoiler le temps. C’est encore plus net dans la musique bien sûr puisque ça se développe dans le temps. Et quand je dis « je fabrique le temps », c’est parce que je sais que je peux l’allonger ou le rétrécir, et ça, ça vient aussi de l’intuition ; comment on attire l’attention sur quelque chose et comment ce temps-là qui dure une seconde peut être prolongé et devenir 5 minutes comme ça. Et donc fabriquer du temps, c’est fabriquer un temps qui n’est pas le temps réel29À 43:23 in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) op. cit..
Ainsi Ferrari concède qu’il ne fabrique pas un temps réel. Par la reconstruction d’une nouvelle temporalité, en réorganisant les éléments sonores du paysage, le compositeur veut provoquer un réalisme de l’espace suggéré par le son. Il dit :
Ce qui est beau dans les bateaux à moteurs, c’est que par leur résonance, ils montrent la forme des montagnes autour du port. […] l’intérêt d’une voiture qui passe dans la rue, c’est qu’elle décrit les maisons. […] c’est aussi une façon de décrire l’architecture, là où vivent les gens, ce qu’ils entendent depuis leur fenêtre. C’est ça mes paysages à moi30CAUX, Jacqueline, op. cit., p. 149-150.
Ferrari, par l’écoute des sons provoque ainsi une quasi « écholocation ». L’aspect visuel se décrit dans l’esprit de l’auditeur grâce à la forme en creux provoquée par la réverbération des sons joués. Rappelons-nous d’ailleurs de l’écho quasi continu, ou plutôt des différents types d’écho entendus dans Presque rien n°1 : le chant du coq au loin, les sabots qui résonnent sur le pavé, l’écho du chant traditionnel… Plus que le son lui-même, plus que sa source, c’est l’écho (ajouté ou pas ?) de ces sons qui donnent à l’auditeur l’impression d’espace et permet une construction encore plus précise des images de ce paysage. Car bien plus que Ferrari ne l’affirme, bien plus que des « photographies électroacoustiques de la nature », la suggestion de la troisième dimension par l’écho nous fait penser à une véritable sculpture sonore. IL faut également noter que dans ce qu’il nous dit, Ferrari précise également qu’il ne produit pas de la musique. Même s’il y a composition, organisation temporelle d’évènements sonore, Ferrari fait bien la distinction entre une pièce de musique et un « presque rien ».
S’éloigner des dogmes, au-delà de la musique de son époque
Ferrari s’approche donc des limites de la musique en composant Presque rien n°1. Il n’organise pas des « bruits » à l’aide de rythmes (comme dans la musique bruitiste), il ne mélange plus sons abstraits et anecdotiques (comme dans Hétérozygote), il ne met pas en boucle des sons, il organise de façon subtile des objets sonores du réel pour composer l’illusion d’un espace en trois dimensions, réaliste et honnête, un paysage sonore (qu’il ne souhaite pourtant pas appeler comme cela). Cela, il le fait aussi pour s’éloigner des dogmatismes de la musique savante (dont fait partie la musique concrète) à l’époque. Ferrari dit :
Je suis attentif aux bruits et aux sons en tant que tels. Je suis dégagé depuis longtemps du fait que le son est une note, c’est une notion solfégique, qui dans mon travail est dépassé depuis longtemps. Cela dit, le son m’intéresse pour ce qu’ils racontent visuellement, mais aussi pour ses qualités acoustiques, parce que j’aime énormément le son. Il y a comme une échelle de mesure qui va de l’anecdote à l’abstraction, en passant par un certain équilibre.31à 44 :40 min. 36 fois Luc Ferrari – 09/09/2015 – 59 MIN DOCUMENTAIRES.
Cet amour des sons, sans distinction et en sans hiérarchisation est également à rapprocher de John Cage. Cage est une des références affirmées de Ferrari (« Cage était vraiment notre père. Notre conscience de… C’est-à-dire la personne qui nous appris à regarder du côté de la liberté. Et non pas du côté des trucs, des systèmes et du formalisme32BONNET François, Luc Ferrari in L’Expérimentale, op. cit. »). Ferrari refuse la forme et s’intéresse à tous les sons. Il écoute le silence comme une plénitude sonore, et débusque ces détails qui en font à la fois sa richesse et presque rien. Ferrari parle même de minimalisme :
Je développais une écriture proto-minimaliste avec les « Presque Rien ». […] Moi, mon minimalisme, c’était d’introduire dans le monde musical un minimum de données musicales, c’est-à-dire la négation du son classique dans le sens de la hauteur du son, de la dynamique. […] il y a autant de composition, mais elle est cachée. Si on entend l’intervention, c’est qu’on a déformé la réalité. C’est comme une peinture hyperréaliste qui dissimule l’intervention de la photo derrière l’acte de peindre33CAUX, Jacqueline, op. cit., p.51.
Ainsi, « presque rien » renvoie effectivement à la délicatesse des retouches, au minimalisme des transformations qui permettent l’émergence de l’image sonore. Ainsi, Ferrari ne nie pas qu’il organise les sons, qu’il produit du montage, il explique dans cette interview :
De quel droit n’aurions-nous pas le droit de faire ce qu’on a envie de faire. Si j’aime bien un accord, si j’aime bien une mélodie, sous prétexte qu’elle rappellerait une tonalité il ne faudrait pas l’employer ? Ou bien si à un moment donné j’ai envie d’employer une série, je n’aurais pas le droit parce que je suis en plein Do majeur ? C’est des façons de réfléchir un peu bizarres, sectaires, staliniennes ! … »
Mais staliniennes peut-être mais l’unité vient d’où, malgré tout on peut très bien tomber dans le bazar…
Oui, mais je pense que la création est un grand bazar. Et aussi que toutes ces choses qui font partie de ce bazar, on ne se salit pas les mains à aller tremper là-dedans. Parce que justement c’est un bazar quand il est là, mais à partir du moment où on le rend…, c’est-àdire ou on a une nécessité d’employer telle ou telle chose, ça n’est plus un bazar, ça peut devenir une création34BONNET François, Luc Ferrari in L’Expérimentale, op. cit..
Donc pour Ferrari, la limite entre le « fouillis » sonore du monde tel qu’il est et la création sonore d’un presque rien c’est son organisation.
L’illusion du réalisme
Et c’est justement cet élément que certains critiqueront. Même si Ferrari tente de s’éloigner de la musique et de ses dogmes, même si Ferrari se revendique du réalisme, rien que le fait de prendre un son, de l’extraire de son milieu et de l’organiser, peut être considéré comme un acte musical.
C’est une critique que lui fait le compositeur François Bernard-Mâche. Pour lui, Ferrari utilise un artifice rhétorique quand il dit qu’il fabrique du réalisme. Ce n’est pas l’imitation du réel qui peut donner l’illusion du réalisme. Pour Mâche, le simple fait d’intervenir sur un son réduit l’authenticité de celui-ci. Il dit :
S’il y a montage, il y a composition. Par exemple, tu as choisi de couper net le son des cigales à la fin, après 20 minutes de « musique » – alors que les vraies cigales chantent pendant des heures. Tu es donc intervenu de manière active sur cet événement acoustique. Tu es toujours un compositeur, figuratif plus que réaliste35« If there is montage, there is composition. You have chosen for example to cleanly cut off the cicadas at the end, after twenty minutes of ‘music’—whereas real cicadas chirp for hours. You have thus intervened actively in the acoustic event. You are still a composer, figurative rather than realist » interview dans La Nouvelle Revue Française, p114, cité dans DROTT Eric, The politics of Presque rien, op. cit..
Mais au-delà de ces questions de rhétorique, réaliste ou figuratif, Ferrari produit un univers sonore qui, plus que réaliste, veut se rapprocher du réel. Sortir du studio est enregistrer le monde est une action nouvelle en cette fin des années 60. Il ne s’agit pas seulement pour Ferrari de restituer du réel par un montage, il s’agit aussi de vivre l’expérience sociale de la prise de son en extérieur. Enregistrer le réel c’est aussi tenter d’effacer la rupture entre musique savante et populaire, et retrouver le contact avec le peuple et la société.
Écouter le monde et la société
Car au-delà des spéculations formelles et esthétiques, la naissance de Presque rien n°1 s’inscrit dans un contexte politique et social particulier. Il enregistre son matériau en 1967, puis va construire ce paysage entre 1968 et 197036Ferrari a donné sa version définitive à Deutsche Grammophon en février 1970 et la création a été faite en concert, le 25 octobre 1970 à Stockholm. Source : FERRARI Luc, Presque rien n°1 Le lever du jour au bord de la mer, 1967-70, op. cit.. Entre temps, Ferrari voyage à Cuba (début 1968) et y a est impressionné par l’organisation de la société. A son retour, en mai 68, Ferrari descend dans la rue pour enregistrer les manifestations. Puis, il accepte un poste à la Maison de la culture d’Amiens. Les Maisons de la culture ont été mises en place par le ministre de la culture de l’époque, André Malraux, à des fins de décentralisation et de démocratisation de la culture37DROTT Eric, The politics of Presque rien, op. cit., p. 147-148.. Luc Ferrari veut écouter le monde contemporain et le rendre audible. Il aime enregistrer à l’extérieur car la société le passionne, plus tard il dira :
J’éprouve un énorme intérêt pour les confrontations avec la société, pour toutes ces choses qui nous bouleversent intérieurement et qui modulent le spectacle de la vie. Je suis parti faire des reportages sonores en Algérie, je suis allé au Portugal après la Révolution des Œillets, je suis allé à Madrid. J’écoute toujours le bruit du politique38À 37:31 in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005) op. cit. Directors: Jacqueline Caux & Olivier Pascal ; Year: 2005 ; Time: 50 mins.
Pour Luc Ferrari, la composition d’un « presque rien » a également pour ambition de vulgariser la musique savante et de la rendre accessible à tous. Un « presque rien » est donc supposé être accessible à tous car, ne reprenant pas les codes de la musique savante, il ne reprend pas non plus la culture sous-jacente et nécessaire à la compréhension d’une composition de musique dite « classique ». La musique anecdotique ne demande pas de connaissance particulière en théorie de la musique pour être appréciée, car justement, elle est directement prise de la vie de tous les jours. Ferrari va même plus loin dans cet éclatement des hiérarchies, il dit :
J’espère que les gens qui écoutent mes œuvres anecdotiques ne seront pas paralysés d’admiration et de respect, mais se diront plutôt : « Moi aussi je peux faire ça39DROTT, Eric, op. cit., p. 159. »
Ferrari, parle aussi de « Démystification de l’œuvre d’art et de l’artiste40Ibid. p. 147 ». Son expérience en tant qu’animateur de la Maison de la culture en 1968 va d’ailleurs lui permettre d’avoir un rôle actif dans cette démocratisation. Pour Ferrari, tout le monde est capable de faire sa propre musique, de composer son « presque rien ». Il y organise, au sein de la Maison de la culture, des conférences, des concerts ouverts à tous et des ateliers créatifs. Lors de ces ateliers, il se rend compte que ce n’est pas tellement le manque d’habilité technique qui empêche le public de créer mais une sorte d’autocensure, de manque de confiance qui les habite, notamment chez les jeunes que le compositeur encadre41« At first I worked together with a number of youth groups, who were mostly well equipped, possessing tape recorders, photo and film cameras, and who also had some understanding of how to handle these devices. It was merely that they didn’t yet trust themselves to use them. » in HANSJÖRG Pauli, Für wen komponieren Sie eigentlich? Frankfurt, S. Fischer Verlag, 1971, p. 56, cité dans Ibid. p. 149.
Disséminer Avec son « presque rien » Ferrari fait ainsi entrer la société dans le son42« Faire entrer la société dans le son, capter les paroles des gens qui parlent dans la rue, le métro, le musée, … on est des oreilles qui traînent et qui volent le son, comme on prendrait une photo. Puis cette parole va devenir un objet trouvé dans une forme dramatique. Donc, c’est faire entrer la société, l’intimité, ou une parole sentimentale… » Ferrari in CAUX, Jacqueline, op. cit., p. 39. Mais il veut aussi diffuser ses idées et projeter à nouveau celles-ci vers la société. Sa pièce est montée est fixée sur bande pour être entendue à l’extérieur de son milieu de prise de son, pour être partagée. Et Ferrari, par l’effacement des codes de la musique savante souhaite que ce « presque rien » soit entendu par tous. Presque rien n°1 sera pourtant publié d’abord sur un label de musique plutôt élitiste, la « Deutsche Grammaphon’s Avantgarde series » (cf. Fig. 4). Et les premières personnes qui ont pu écouter et analyser ce travail sont des musicologues et spécialistes de l’analyse des formes musicale. Le but premier de produire une musique populaire ou proche du peuple est ici effacé par les canaux de distribution de cette même musique.
Fig. 4 Disque Deutsche Grammophon 2 561 041, Coll. Avant-Garde vinyle, source ebay.com.
Mais plus tard, nous verrons que Ferrari va devenir un acteur premier de la création radiophonique. Car en effet, une des caractéristiques marquantes de ce Presque rien n°1 est sa qualité radiophonique. Cette qualité sera reconnue en Allemagne surtout, et Ferrari se verra proposer des commandes pour des pièces radiophonique que l’on appelle « Hörspiel43« Le terme allemand “Hörspiel” est, à l’image de sa composition hybride, une notion qui désigne ce que nous pourrions qualifier de “métissage” sonore. Ce mot, que l’on peut traduire par “jeu pour l’oreille” ou “jeu d’écoute”, est en réalité formé de deux autres mots, ou plutôt d’un “double impératif” comme le souligne Ernst Jandl. Faire l’expérience d’un Hörspiel, c’est pour ainsi dire répondre à une double injonction, à une invitation d’une double nature : il s’agit en effet d’écouter ~ “hör-” ~ et de jouer ~ “spiel”. Et si sur le plan linguistique le Hörspiel se caractérise par cette mixité, il en va également quant à l’objet qu’il désigne, à savoir : une pièce radiophonique composée d’éléments sonores hétérogènes. Musique, bruits, voix et silence s’y mélangent pour donner corps à une œuvre destinée aux ondes et dont le caractère expérimental l’affranchit de toute forme de hiérarchisation. » BAUDOUIN Philippe in Du hörspiel [article en ligne] 2011, Syntone.fr [consulté en janvier 2019] http://syntone.fr/du-horspiel/ ». Pour Ferrari, l’espace radiophonique deviendra alors un espace de renouvellement sonore, un espace d’écoute populaire propice à ses intentions premières et déjà présentent dans Presque rien n°1, une œuvre qui évoque le réel, le populaire et de dialogue avec la société.
CONCLUSION
Presque rien n°1, Le lever du jour au bord de la mer (1968-1970) est donc à sa création, une sorte d’objet sonore qui teste les limites de la musique. Il n’est pas de la musique pour Ferrari car cette œuvre, selon le compositeur, s’apparenterait plus à une photographie ou une carte postale sonore. Un « presque rien » est la reconstruction d’un lieu, de ses images, de son atmosphère, de l’écoulement de ses rythmes mais remis aux dimensions de l’audible (plusieurs levers du jour sont ici réduits à 20 minutes ici). Un « presque rien » est aussi une immersion sociale, c’est l’expérience de l’activité humaine dans sa dimension audible. Mais c’est aussi un dialogue avec le populaire. En tant qu’œuvre qui se défait des codes élitistes de la musique savante (quelle soit classique, contemporaine et ou concrète). Presque rien n°1 est une pièce qui doit pouvoir être écoutée par n’importe qui, quel que soient sa culture, ses origines, ses références. Ainsi, Presque rien n°1 est la préfiguration de deux genres qui seront développés plus tard et qui marqueront l’histoire de la musique faite à partir de prises de sons sur le terrain. Le premier genre est précisément le « Paysage sonre ». Même si Ferrari refuse ce terme nous ne pouvons pas ignorer l’influence marquante de l’auteur sur beaucoup de compositeurs de paysages sonore. Le second genre dont se revendiquera plus tard Ferrari44« Si on me demande de faire un Hörspiel, j’ai la chance d’avoir d’autres ingrédients, je me précipite sur les éléments que je ne peux pas utiliser en concert, par exemple : la parole spontanée. Dans un Hörspiel, il y a des gens qui causent et sont saisit dans des langues que parfois je en comprends pas. J’utilise ces langues parfois pour le sens qu’elles véhiculent et pour la signification particulière du son-même. Je les enregistre d’une façon très personnelle et très particulière selon l’avis des techniciens. J’utilise aussi les bruits. Dans mes Hörspiel ça tourne autour de moi, moi comme quelqu’un qui écoute, comme une sensibilité qui découvre quelque chose, je raconte des histoires, je vais les chercher. Le Hörspiel donne l’occasion d’aller dans des endroits où l’on ne va pas habituellement quand on compose une symphonie. Cela se passe chez les gens, ou dehors et permet d’établir dans tous les cas une relation avec l’environnement. L’intérêt est de faire des portraits sonores des personnes qui ne sont pas connues. Ce n’est pas du tout le côté documentaire qui m’intéresse, mais plutôt la recherche de l’intimité à travers la psychologie. Ce que peuvent dire les autres quand ils sont devant un micro avec quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. La radiophonie telle que jel’imagine dans le Hörspiel n’est donc pas du documentaire, c’est un voyage sonore à travers un paysage social, psychologique, sentimental, avec ses problèmes, ses gens, et tout cela est composé. » Ferrari dans 36 fois Luc Ferrari – 09/09/2015 – 59 MIN DOCUMENTAIRES est le « Hörspiel » (pièce radiophonique ou théâtre radiophonique). Car dans un « presque rien » il y a bien une dimension dramaturgique qui va plus loin que la simple écoute ou le simple regard porté sur un paysage. Il y a des personnages sous la forme de motifs sonores. Ces personnages sont placés dans le temps, transformés, ils dialoguent parfois. Cette organisation propose une narration à l’auditeur, un développement non musical, une sorte d’intrigue minuscule et non spectaculaire, révélatrice du quotidien. Il s’agit d’un genre qui mélange écoute, théâtralité, narration et qui se joue à la radio, un moyen de communication qui permet de toucher au populaire par une diffusion de masse.
C’est ainsi dans ces deux genres que nous pourrions classer Presque rien n°1, s’il fallait le classer. Un presque rien serait ainsi un objet sonore aux limites du réalisme et de la fiction, ne relevant pas du tout de l’abstraction et provoquant la construction d’images anecdotiques et d’espace dans l’imagination de l’auditeur, celui-ci n’ayant alors besoin que de ses oreilles pour apprécier une œuvre qui se veut populaire et universelle.
« J’aime bien jouer avec les images sonores comme on joue avec les mots en poésie, les sons disent autant que les mots et cette articulation du langage des bruits je l’ai appelé « musique anecdotique », parce que j’ai voulu revendiquer l’anecdote dans un monde musical dominé par l’abstraction45À 32 :50 in CAUX Jacqueline, PASCAL Olivier, Presque Rien Avec Luc Ferrari (2005), op. cit. »
Luc Ferrari
Fig. 5 Luc Ferrari dirigeant les cigales, 1968, Vela Luka (second séjour) photo ©Brunhild Meyer-Ferrari46FERRARI Luc, Presque rien n°1 Le lever du jour au bord de la mer, 1967-70, op. cit., p. 7..